Absinthe, la Puissante Fée Verte
par Stuart Mangrum
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Après avoir traversé une partie du siècle dans l’oubli,
l’absinthe connaît une renaissance inattendue dans le San Francisco
fin-de-siècle (*). Une réception n’est pas digne de
ce nom sans quelques zazous sirotant dans des verres opaques la potion
verte et amère ou, plus vraisemblablement, la versant dans les pots
de fleurs lorsqu’ils se croient à l’abri des regards. Peu étonnant
que Proust s’en soit tenu à la bière et à l’héroïne.
L’absinthe, c’est un goût hors norme, et par le fait, il est difficile
de s’y habituer. Je sais de quoi je parle: j’en bois depuis quinze ans,
et je ne suis pas encore arrivé à m’y faire vraiment.
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Ma première expérience de l’absinthe eut lieu dans un bar
de GIs - style discothèque assourdissante - à Okinawa. Ce
que j’y ai bu n’était pas de la “Fée Verte” de la Belle Epoque,
mais le “Brouillard Pourpre” de Koza City: une dangereuse mixture de gin,
absinthe, violette et d'aigre doux que nous buvions après les missions
de reconnaissance, pour laver nos cerveaux du brouaha de la radio de bord.
Le Japon est un des derniers endroits sur terre où l’on peut trouver
de l’absinthe à un comptoir de bar, mais en tant que soldat américain
en mission secrète, je risquais mon job à chaque fois que
je commandais un verre. Pour cette même raison, je n’étais
pas censé subventionner les boutiques
où l’on pouvait se procurer du Valium et de la Dexedrine sans ordonnance,
de même que des litres d’éther médical et des packs
de 4 de Bron, ce merveilleux petit sirop pour la toux. Bon. Comme le dit
toujours mon ami le Dr. Anderson, la vie ne vaut pas le coup sans un peu
d’aventure.
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Differents bars de la ville servaient leurs propres variations sur le thème
du Brouillard Pourpre, chacune affublée d’adjectifs qui caractérisaient
le taux de ressemblance de la mixture avec de l’absinthe: Normal, Super,
Special, Extra, etc. Mon ami Takeo au Rock House Purple Haze (le vrai nom
du bar) créa une composition catastrophe qu’il appela le Big Fire,
un cocktail détonnant couronné d’un nuage d’absinthe qui
remplissait les deux tiers du verre. Etonnamment goûteux, extraordinairement
pêchu, et follement beau dans la lumière noire, au premier
étage sur la Gate Two Street, avec des murs couverts de photos et
une sono qui brassait assez d’air pour éjecter du bar les poivrots.
Deux Big Fires et vous vous mettiez a souhaiter avoir perdu les clés
de votre voiture. Trois ou quatre et les hallucinations commençaient,
de même que tout un tas de choses dont vous ne vous souviendriez
plus le lendemain. Ou que vous refuseriez de vous remémorer. Une
fois, je me réveillai au dortoir, le pantalon descendu au niveau
de mes chaussures boueuses, empêtré dans des vêtements
mauves que je n’arrivais pas à décoller de mon corps. Pas
de porte-feuille, pas de clés de voiture, même plus de dignité.
Pire, mon crâne me donnait l’impression d’avoir été
attaqué au marteau piqueur. S’il existe une pire condition que celle
du type murgé à l’absinthe, j’aimerais ne jamais m’y coller.
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Cependant, malgré tous ces lendemains difficiles, une fois rentré
aux Etats-Unis, l’absinthe m’a manqué, de la même façon
que j’avais eu envie de cuisine Mexicaine dans l'autre l’hémisphère.
Mais il semblait bien impossible de m’en procurer. Une fois, un ami m’en
a donné un peu, de l'absinthe qu'il avait passé en contrebande
dans une cantine verte en plastique, mais ça m’a fait juste une
nuit, puis les souvenirs se sont effacés. Puis, des années
plus tard, ma femme Michelle et moi avons reçu une recette d’un
ami de Portland et nous avons décidé d‘en fabriquer nous-mêmes.
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Pour être honnète, l’idée était de Michelle
et de Miss P. Elles ont fait tout le boulot, mesuré
goutte après goutte les huiles exotiques dans un pichet d’alcool
et mélangé le tout avec une baguette en verre pendant que
je sirotais du vin rouge, affalé dans un fauteuil, et que je grattais
les oreilles de Marcel le chat; et que Lance, le colocataire de P. - le
type le plus élégant que j’aie jamais rencontré -
nous faisait un cours sur les effets neuurologiques du thujone, un isomère
du camphre qui est un des composants de base de l’absinthe.
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Le premier essai fut, disons-le franchement,
une catastrophe. Michelle et P. se sont vite débarassées
du résultat et leur instinst culinaire développé a
vite repris le dessus. Chacune des six huiles essentielles, que Michelle
avait achetées par correspondance, fut mise à l’épreuve
de deux narines sensibles avant d’être ajoutée à la
seconde mixture, en proportions modifiées à la hausse ou
à la baisse, après consentement mutuel. Le résultat
était infiniment meilleur que le premier essai, mais n’avait encore
que peu de ressemblance avec l’absinthe commerciale qui faisait nos délices
à Okinawa. La troisième tentative fut encore meilleure, mais
notre goût était trop émoussé pour pouvoir en
dire quelque chose. Nous mélangeâmes les trois pour aboutir
à un compromis acceptable, puis le mîmes en bouteilles et
emportames le tout à Burning Man (**), où cette boisson répandit
joie et animation sur le bar déserté tenu par Miss P. A ma
connaissance, il n’en resta pas une goutte et aucune plante en pot ne fut
signalée comme endommagée ou détruite. De retour chez
nous, nous continuâmes les recherches. Nous avons appris de notre
amie Miss V, une architecte d’extérieur et spécialiste en
plantes exotiques, que, alors que la boisson est illégale dans le
pays, le principal ingrédient, l’absinthe (la plante), est largement
répandu comme plante de décoration. C’est un arbuste gris
vert avec des feuilles dentelées, connu des botanistes sous le nom
de artemesia absinthum. Peu après, un de ces arbustes prospérait
dans notre jardin de banlieue, et Michelle fit une expérience avec
un extrait de la plante.
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La fabrication de l’absinthe d’après
la plante elle même plutôt qu’avec des huiles fabriquées,
présente deux avantages principaux. D’abord, ajouter des huiles
à de l’alcool classique est l’équivalent du kool-aid (NdT:???)
avec la bière; c’est un procédé de substitution qui
ne donne jamais rien d’intéressant. Ensuite, l'huile d’absinthe
ne peut pas légalement être vendue si elle contient plus que
des traces de thujone, son composant actif; elle ne vous permettra de fabriquer
qu’une eau de vie parfumée, mais pas de la vraie absinthe.
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A l’opposé, une décoction
de feuilles broyées dans de l’alcool produit un extrait puissant
qui, mélangé aux autres ingrédients, donne une absinthe
raffinée. Michelle a mis en oeuvre une nouvelle recette, basée
sur cet extrait et parfumée au brandy et à d’autres huiles
essentielles. Miss P, de son côté, a adopté une autre
approche: le contenu d’une bouteille de Pernod, qui est essentiellement
de l’absinthe sans thujone, auquel elle a ajouté de l’extrait d’absinthe
. Les deux versions ont été bien accueilies à la dernière
Veillée Proust.
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Boire de l’absinthe à la manière
Européenne nécessite un peu de patience et l’équipement
approprié. Une dose de liqueur est versée dans un verre à
pied, sur lequel est placée une petite cuillère, spécialement
destinée à cet usage, dotée d’une encoche (si vous
n’avez pas la chance de posséder une cuillère à absinthe,
une fourchette fera l’affaire). Placer un cube de sucre sur la cuillère
et verser lentement dessus un filet d’eau glacée. Avec un peu d’entrainement,
vous arriverez à ce que le sucre se dissolve sans troubler l’absinthe,
ce qui produira un beau cocktail vert qui vous fera tomber à la
renverse. Prousit!
P Segal
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(*) en Français dans le texte
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(**) nom d'une ville où se tient
chaque année un happening artistique