Encore des Signes Proustiens !
En combien d'endroits Proust peut-il apparaître ? La diversité
et l'incongruité de ses apparitions frappe l'imagination, et cet
article se propose de le démontrer. Proust est apparu en plein milieu
du désert du Nevada, sous la forme de signes au bord de la route,
sur un champ de tir, dans des rapports de police, dans des livres en tout
genre: en voici quelques exemples.
En Août dernier, lorsqu'Alain de Botton est venu à San Fransisco,
Proust est littéralement apparu partout sur la route entre le QG
du Marcel Proust Support Group et la librairie de Berkeley où devait
avoir lieu sa conférence. Un beau pochoir avait été
réalisé, d'après la couverture du tout premier numéro
de PST - un portrait de Proust par Dean Gustafson - qui permit de taguer
les panneaux dans la rue, les poubelles et les pilliers de la plateforme
du BART (NdT: RER local) entre Oakland et Berkeley. Personne ne s'est encore
porté volontaire pour s'attribuer le mérite de ces décorations,
mais certains membres du MPSG sont sérieuxement suspectés.
Dean n'est pas parmi ceux-là.
Au dernier Labor Day, Proust est apparu en plein milieu du désert
du Nevada, où nous nous étions rendus, comme chaque année,
à la fabuleuse réunion de Burning Man. Mes amis qui s'occupent
de l'organisation de cette manifestation me donnent l'opportunité
d'y tenir un café. Chaque année, pendant une semaine, en
plein milieu de nulle part, dans un camp qui regroupe des milliers de personnes,
je tiens ce café de mes rêves; il ne ferme jamais avant la
fin du festival. L'année dernière, j'étais particulièrement
émue car le délicieux Bob Stahl me l'a construit entièrement
d'après mes plans, et en a fait un endroit extrêmement élégant.
Pendant des semaines avant mon arrivée (et celle de centaines de
kilos de café) Bob et une équipe de volontaires ont passé
leur temps à le bricoler. Lorsque je m'y rendis, le café
était prêt et comme neuf, sauf qu'un des volontaires avait
ajouté un graffiti sur la façade extérieure: un portrait
de Proust. Il ne s'est d'ailleurs jamais dénoncé, si bien
que je n'ai jamais pu l'en remercier par un baiser.
Ma chère amie Hannah Silver m'a envoyé un message que j'inclus
ici - plutôt que dans la page du courrier - car c'est un des signes
Proustiens les plus fous dont je me souvienne. "Alors que je lisais le
dernier numéro de votre délicieux journal," m'écrit-elle,
"un souvenir Proustien m'est revenu du fond de mon inconscient. Alors que
je n'étais même pas en train de manger une madeleine. Lorsque
je vivais dans le quartier Hyde Park de Chicago, j'ai entendu parler d'une
histoire au sujet d'un groupe d'étudiants dont l'appartement avait
été cambriolé. Les cambrioleurs ont tout pris-- tous
les meubles, tous les ustensiles de cuisine, et même les vêtements.
Il ne restait qu'une seule chose-- un exemplaire de La Recherche du Temps
Perdu-- laissé par terre dans le salon."
Un groupe d'amis tireurs s'était rendu, un week-end, à une
partie de tir dans un endroit reculé de Californie, le Celebrity
Shoot-Out organisé par les gens de Bigrig Industries. Ils avaient
réalisé une série de cibles représentant des
célébrités. Lorsque la cible Proust apparut, mon ami
photographe Peter Field déclara offrir 5 $ à celui qui serait
capable de venir me relater la chose. Dennis Borawski, que je porte haut
dans mon estime, releva le pari. "Non seulement je lui en parlerai," dit-il,
"mais je lui apporterai une de ces cibles." Il le fit le jour même.
Cependant, il la laissa à ma colocataire qui lui avait ouvert la
porte, préférant ne pas être là au moment où
je me mettrais en pétards. Dennis avait deviné juste; je
ne pus qu'en rire.
Et maintenant, venons-en aux traces écrites, les plus nobles. Ma
délicieuse correspondante Elaine Wilson m'a envoyé une enveloppe
qui contenait trois références Proustiennes dans la presse
NewYorkaise. La première était une longue critique de 'My
Name Escapes Me', l'autobiographie d'Alec Guinness.
"comme un capitaine de la Royal Navy," disait le journaliste, "il a lu
les 12 tomes de la traduction de Proust par Moncrieff, lesquels 'tiennent
aisément dans la poche d'un duffle coat'... Maintenant, il relit
Proust dans la traduction de Kilmartin."
La seconde référence était une petite critique d'un
livre remarquable, 'The Love Affair As a Work of Art' de Dan Hofstadter.
"Etudiant les écrivains de De Stael à Proust, Hofstadter
montre que l'art indique souvent la trace d'autres obsessions..." Et le
troisième, un article sur l'actrice Mary Louise Wilson, parle de
son one-woman show, "Full Gallop" au sujet de Diana Vreeland. Elle est
représentée sur sa terrasse, sur les hauteurs de New York,
un des tomes de la traduction de Kilmartin dans les mains, et elle dit
"Je lis un nouveau livre très intéressant, 'How Proust Can
Change Your Life' de Alain de Botton. c'est si juste et si vrai. Je vais
lui envoyer une lettre d'admiration."
Alex Segal, mon autorité supérieure en matière de
musique classique, trouve invariablement au moins un signe Proustien dans
chaque numéro de la revue qu'il lit régulièrement,
Fanfare Magazine. Fanfare est une excellente publication Anglaise où
l'on ne trouve que des critiques de nouveaux enregistrements. Une critique
du premier opéra d'Alfred Schnittke, "Life with an Idiot", fait
référence à Proust, mais je ne peux détailler
cette référence sans être obligée d'entrer en
détail dans l'action de cette oeuvre ultra-post-soviétique...
Dans l'acte 1, le personnage principal, "Je", est condamné, pour
un crime jamais élucidé, à vivre avec un fou. Il se
rend à l'asile pour choisir un fou et en adopte un qui semble posséder
un cerveau, mais ne sait dire que "Eck"; il choisit Vova (le surnom de
Lenine), qui vient vivre avec Je et sa femme. A l'acte 2, tout se passe
bien au début, puis Vova fait une crise et met l'appartement sens
dessus dessous. "Je" essaye de retenir Vova et se dispute avec lui au sujet
de sa femme. Vova le jette à terre et fait l'amour à sa femme.
Elle tombe enceinte, et bien que décidée à garder
l'enfant, elle avorte. Cela met Vova en furie, qui tombe amoureux de "Je"
à la place, et ils sont heureux ensemble. La femme devient folle;
Vova la tue, puis disparaît. C'est trop pour "Je", qui pête
les plombs et se retrouve à l'asile. Apparremment, il y a un aussi
choeur dans cet opéra.. "Lorsque les deux hommes deviennent amants,"
écrit James H. North, "apparaît un 'Choeur d'Homosexuels'
qui les encourage. Une autre forme du choeur apparaît sous la forme
de Marcel Proust-- il est l'auteur préféré de la femme;
Vova déchire ses livres, and Je les remplace."
Lorsque le jeune Jason Johnston est venu vivre au quartier général
du Marcel Proust Support Group, il n'avait jamais entendu parler de Proust,
mais il n'a fallu que quelques jours pour l'endoctriner. Il entendit parler
des références à Proust, bien sûr, et trouvait
drôle que nous, fanas de Proust, tombions sur ces signes à
tous les coins de rue. Après trois mois de séjour à
Proustland, Jason reçut par la poste, envoyé par un ami,
un livre, "Forbidden Knowledge" de Roger Shattuck, une exploration du côté
sombre de l'imaginaire humain. Evidemment, Roger Shattuck est bien connu
pour son livre sur Proust, et Jason a trouvé des références
à Proust dans ce livre.
Le même jour, j'eus une longue conversation téléphonique
avec un nouveau membre du MPSG, James Kennedy, qui me parlait d'une journée
qu'il avait passée dans la célèbre librairie Shakespeare
and Company à Paris. Parlant du désordre général
qui y règne, il me dit qu'il était miraculeusement tombé
sur un des livres qu'il cherchait depuis des années: le livre de
Shattuck sur Proust. Jason et moi nous mimes à rire de cette coïncidence
au sujet de Shattuck et Proust, et nous allâmes dans une librairie.
Jason en revint avec une pile de livres et se retira dans sa chambre pour
les lire.
Quelques minutes plus tard, il revenait dans la cuisine, très troublé.
"J'ai trouvé un nouveau signe!" dit-il, et il me montra "Eye to
Eye, Twenty Years of Art Criticism" de Robert Pinchus-Witten. Sur la toute
première page, on pouvait lire: "de l'avis général,
le culte Proustien comble le fossé entre le dandisme perdu et celui
qui vit encore..."