Tandis que Bouvard consultait
le calendrier, il fit un bond:
- Je m'en doutais ! - Quoi donc ? demanda Pécuchet, levant le nez du manuel de Gymnastique Raisonnée d'Amoros - Si le Magazine Littéraire dit vrai, Samedi prochain 18 Octobre aura lieu le 75ème anniversaire de la disparition du grand écrivain Marcel Proust. - Fêtons cela, dit Pécuchet, enthousiaste - Oui, il le faut. Mais comment ? Organiser un rassemblement commémoratif Boulevard Haussmann leur parut une mauvaise solution. D'ailleurs, les discours y étaient interminables et on finissait toujours par s'y enrhumer. Un pélerinage à Combray attira un moment leur attention mais les pélerinages, comme l'indique à juste titre le manuel des Célébrations et Fêtes de Lateuf, sont réservés aux croyances religieuses. Ils pensèrent bien à l'érection d'un monument, dans le jardin, derrière la fontaine, mais quel type de monument ? Bouvard évoqua une sorte d'obélisque gravée à ses soins des meilleures phrases du romancier: Et tout d'un coup le souvenir m'est apparu Et dès que j'eus reconnu le goût du morceau de madeleine... mais l'impossibilité de se remémorer cette phrase coïncida, dans l'esprit de Bouvard, avec l'abandon du projet d'obélisque. Une simple plaque, gravée du nom de l'écrivain et de ses dates de naissance et de mort, suffirait, et d'ailleurs, c'est l'intention qui compte. Après un long silence chargé
de contentement mutuel, Bouvard souleva une question délicate: n'y
avait-il pas d'autres écrivains ou hommes célèbres
qu'il faudrait bientôt commémorer de la sorte ? L'établissement
d'une liste les occupa une semaine entière: la bonne avait reçu
des consignes strictes afin qu'ils ne fussent pas dérangés.
A la lecture du résultat de leurs recherches, Bouvard blémit:
pas moins d'une centaine de grands hommes - encore les acteurs et les grands
scientiifiques avaient été laissés de côté
- étaient concernés, pour l'année à venir,
par un anniversaire.
Afin de bien se différencier des salons organisés çà et là dans le département, Pécuchet proposa mieux: on organiserait, à chaque réunion, une activité qui permettrait de mieux revivre les meilleures pages des auteurs. Pour Balzac, on recréerait aisément, à l'aide de costumes et de décors, un salon comme dans La Peau de Chagrin. Quant à Proust, c'était simple: la dégustation du thé avec des madeleines permettrait de retrouver quelques unes de ces sensations éprouvées par le narrateur. - C'est une idée, explosa
Bouvard, mettons nous tout de suite à la réalisation de ces
merveilleux petits gâteaux.
La recette du Manuel d'Art Culinaire à la Portée de Tous est formelle: les madeleines doivent être cuites dans un moule spécial dont la forme rappelle celle de gros coquillages. Quant au parfum, la vanille s'impose, à l'exclusion de tout autre. Cependant, une recette américaine préconise de laisser brunir légèrement le beurre dans une casserole, alors que cette pratique est formellement bannie dans le Manuel. C'était à n'y rien comprendre. Suivant son instinct, Pécuchet se lança: au diable les livres de recettes, la cuisine doit d'abord être création! La mise au four des petits gâteaux fut un moment de grande émotion: à travers le verre de la vitre, Bouvard et Pécuchet observèrent patiemment la cuisson des madeleines. Cependant, la température du four était trop faible, et rien ne se passa. Soudain, la pâte leva et déborda des moules avant qu'ils n'eussent le temps d'intervenir. La sortie prématurée des moules du four figea les gâteaux dans une consistance indescriptible, qui rebuta même le chat de la maison. |