Cocteau parle de Proust: "... la main d'une dame qui auraittouché une rose..."

Comment ne pas songer à ce "cher bon grand fond", à "cette chère petite grotte", dans la chambre close oł Proust nous reçoit sur son lit, habillé, colleté, cravaté, ganté, terrifié par la crainte d'un parfum, d'un souffle, d'une fenêtre entrouverte, d'un rayon de soleil.
- Cher Jean, me demandait-il, n'avez-vous pas tenu la main d'une dame qui aurait touché une rose ?
- Non, Marcel
- En êtes-vous sûr?
Et mi sérieux, mi pour rire, il expliquait que la phrase de Pélléas où le vent a passé sur la mer suffisait à lui déclencher une crise d'asthme.
Couché raide et de travers[...] dans un sarcophage de détritus d'âmes, de paysages, de tout ce qui ne put lui servir dans Balbec, Combray, Méséglise, dans la comtesse de Chavigné, le comte Greffhule, Haas et Robert de Montesquiou, bref, tel que nous admirâmes plus tard, pour la dernière fois, sa dépouille auprès de la pile de cahiers de son oeuvre qui continuait, elle, à vivre à sa gauche comme le bracelet-montre des soldats morts, Marcel Proust nous lisait, chaque nuit, Du côtéde chez Swann.
Ces séances ajoutaient au désordre pestilentiel de la chambre un chaos de perspective, car Proust lisait n'importe où, se trompait de page, chevauchait, recommençait, s'interrompait pour nous expliquer qu'un coup de chapeau du premier chapitre trouverait son sens dans le dernier volume, et il pouffait derrière sa main gantée, d'un rire dont il se barbouillait la barbe et les joues.
"C'est trop bête, répétait-il,non...je ne lis plus. C'est bête".
Sa voix redevenait une plaintelointaine, une larmoyante musique d'excuses, de politesses, de remords.
"C'était trop bête. Il avait honte de nous obliger à écouter des choses si bêtes. C'était sa faute. Du reste, il ne pouvait pas se relire. Il n'aurait jamais dû commencer à lire..."
Et quand nous l'avions décidé à poursuivre, il tendait le bras, tirait n'importe quelle feuille du grimoire, et nous tombions à pic chez les Guermantes ou chez Verdurin. Au bout de cinquante lignes, il recommençait son manège. Il gémissait, pouffait, s'excusait de lire si mal. Parfois il sel evait, ôtait une veste courte, passait la main dans les mèches d'encre qu'il coupait lui-même et qui retombaient sur son col empesé. Il passait dans un cabinet de toilette dont l'éclairage livide se découpait dans le mur. Là, on l'apercevait debout, en manches de chemise, en gilet violet sur un torse de jouet mécanique, tenant une assiette d'une main, une fourchette de l'autre, mangeant des nouilles.
N'attendez pas que je suive Proust dans ses randonnées nocturnes et que je vous les raconte. Sachez qu'elles avaient lieu dans une voiture de louage d'Albaret, mari de Céleste, véritable fiacre de nuit de Fantomas. De ces randonnées d'où il rentrait à l'aube en croisant sa pelisse, blême, les yeux cernés de bistre, un litre d'eau d'Evian dépassant de sa poche, sa frange noire sur le front, une de ses bottines à boutons déboutonnée, son chapeau melon à la main, pareil au spectre de Sacher Masoch, Proust rapportait chiffres et calculs qui lui permissent de bâtir une cathédrale dans sa chambre et d'y faire pousser des églantines.
Le fiacre d'Albaret prenait surtout un aspect très funeste dans la journée. Les sorties de jour de Proust avaient lieu une ou deux fois l'an. Nous en fîmes une ensemble. C'était pour aller voir les Gustave Moreau chez Mme Ayen et ensuite, au Louvre, le Saint Sébastien de Mantegna et Le Bain turcd'Ingres.
Revenons aux mesures. Je m'attarde à dessiner Proust, parce qu'il illustre bien ma thèse. Et son écriture, à quoi ressemble-t-elle sur les feuilles d'écolier que tous les membres de la Nouvelle Revue Française consolidaient,découpaient, colaient, tâchaient de déchiffrer, rue Madame ? A des chiffres, comme le mot déchiffrer l'indique.
A force d'additionner, de multiplier, de diviser dans le temps et dans l'espace, Proust termine son oeuvre parla plus simple des preuves par neuf. Il retrouve les chiffres de l'opération par où son oeuvre débute. Et c'est en quoi il m'attache.
Car ses intrigues ont perdu des charmes, ses Verdurin du comique, Charlus du tragique, ses duchesses le prestige de Mmes de Maufrigneuse et d'Espars. Mais la bâtisse de ses mesures demeure intacte. Elles s'enchevêtrent, exemptes d'anecdotes.Elles deviennent l'oeuvre. Elles sont un échafaudage où s'efface le monument.

Swann, Odette, Gilberte, Albertine,Oriane, Vinteuil, Elstir, Françoise, Mme de Villeparisis, Charlus,la reine de Naples, les Verdurin, Cottard, Morel, Rachel, Saint-Loup, la Berma, que me veulent ces fantoches ? Je touche la carcasse qui les accointe,les joints de leurs rencontres, la haute dentelle de leurs trajets. Plus m'y frappe l'enchevêtrement des organes que celui des sentiments,l'entrelac des veines que la chair. J'ai l'oeil d'un charpentier sur l'échafaud du roi. Les planches m'interessent davantage que le supplice.

Extrait de "La Difficulté d'être"de Jean Cocteau