Proust, Marcel, qu'est-ce que c'est pour moi
?
Quelque chose que j'ai l'impression d'avoir connu
très tôt. Comme toutes ces « grandes figures »
historiques ou littéraires qui nous sont inoculées par capillarité,
à l'école, à la radio, à la télé,
dans les livres « sur » la littérature et qui justement
n'en sont pas de la littérature. Tout cela constitue d'ailleurs
ce que j'appellerais volontiers une «barrière de prestige
» qui dissuade de nombreuses personnes de s'attaquer à ce
qu'ils croient être une montagne inaccessible à leur petit
esprit. Ce phénomène, vérifiable pour de multiples
écrivains qui ont produit des pavés sublimes mais impressionnants,
tels Cervantès et son «Don Quichotte » ou Victor Hugo
et ses « Misérables » que tous connaissent mais bien
plus souvent par ouï-dire ou adaptations sous diverses formes que
pour les avoir lus de la première à la dernière ligne,
est encore accru dans le cas de Proust si on considère l'oeuvre
en 7 volumes qui représente un morceau bien difficile à avaler,
c'est du moins ce qu'on croit tant qu'on n'a pas commencé. Enfin
heureusement que cette barrière du prestige proustien n'est pas
renforcée par le lycée où on ne l'étudie pas
tellement, en tout cas si j'en crois mon expérience personnelle,
ceci étant peut-être réservé aux sections littéraires
ou aux prépas et universités. Cela préserve Proust
du dégoût que son étude pourrait faire naître
en même temps que cela renforce son côté mystérieux.
Il est trop difficile d'en parler comme ça à partir de quelques
extraits et de faire faire une fiche de lecture. Difficile aussi de l'analyser
et de le commenter, même pour les profs.
Revenons-en à ma rencontre concrète
avec le petit Marcel. Elle eut lieu inopinément durant des vacances
d'été, dans une maison familiale en Bretagne, dans un grenier
poussiéreux, odorant et ensoleillé où je cherchais
quelques livres pour m'occuper. Et je tombai parmi eux sur « Un amour
de Swann », joyau égaré au milieu de rogatons de nouveau
oubliés depuis. Petit volume au format de poche illustré
à l'ancienne (années 50? 60?) qui n'effrayait point par son
épaisseur, donc ce fut assez tentant de s'y attaquer enfin, puisque
j'avais à cette époque 14 ou 15 ans à peu près.
Et donc j'ai commencé et sans voir sur
le moment toute l'étendue de l'oeuvre dont je ne connaissais même
pas encore l'ampleur, j'ai apprécié tout simplement cet ouvrage
pour lui même, puis je l'ai laissé de côté comme
un livre « ordinaire ».
Plus tard, au moins cinq ans après, j'ai
voulu en lire plus et donc j'ai cherché ce qu'était «
À la recherche du temps perdu ». Mince alors, ça n'existe
nulle part ce titre! Comment on fait alors? C'est singulier de connaître
ce titre général alors qu'on ne sait pas encore que c'est
constitué de plusieurs romans distincts. On connaît plus le
titre « À l'ombre des jeunes filles en fleur», célèbre
pour la luminosité de la formule, mais pas forcément les
autres moins connus comme « Sodome et Gomorrhe » ou «
La prisonnière ». D'autant plus que dans les librairies ordinaires
on ne trouve que les plus connus. Quelle joie alors de reconstituer à
partir d'un qu'on a enfin trouvé, la liste des autres, qui nous
font déjà rêver, rien que par ce qu'on en imagine déjà.
On a enfin percé une part du délicieux mystère proustien.
Cette période de découverte s'accomplit
de plus pour moi à l'époque de l'adolescence, celle où
on est enchanté de faire des découvertes qui vous font entrer
dans le cercle des « initiés », que ce soit dans le
domaine proustien ou dans d'autres, avec énormément d'enthousiasme
et d'émotion quand on ressent le plaisir si profond de la lecture
de la Recherche. Et on n'est pas au bout de ses surprises, par exemple
on découvre en commençant tout à fait normalement
par « Du côté de chez Swann », qu'on arrive à
« Un amour de Swann ». Ben tiens je l'ai déjà
lu quelque part ce truc là, mais il y a si longtemps, alors ça
fait partie du même truc, comment ça se fait qu'on m'avait
pas prévenu de cet enchassement de l'un dans l'autre! Cette bizarrerie
éditoriale est finalement la bienvenue, car elle me força
à relire cette partie de l'oeuvre et à faire jouer la mémoire
d'où resurgirent mes émotions de la découverte du
grenier, et c'est déjà très proustien en fait. Oui
car je crois qu'une des grandes réussites de la Recherche est justement
de faire faire au lecteur un travail de mémoire de même nature
que celui que fait le narrateur. En effet la longueur et la complexité
du roman nous obligent à un effort pour ne pas perdre le fil si
tortueux de l'histoire, et à fouiller dans nos souvenirs forcément
lointains vu le temps nécessaire pour lire toutes ces pages, sauf
à s'y consacrer exclusivement, ce que bien peu de personnes font.
De plus je n'ai pas acheté tous les volumes d'un seul coup ce qui
m'a fait déguster les titres l'un après l'autre, et même
en les séparant par d'autres lectures, pour que cela ne tourne pas
carrément à l'obsession, et pour ménager des pauses
permettant d'apprécier mieux en fait.
Voilà donc en quelques mots ce que je
peux dire sur ma lecture de Proust, dont je ne ferai pas l'analyse savante,
me bornant à vanter le plaisir que j'y ai trouvé, au long
de toutes les découvertes et mystères qui parsèment
la Recherche. Maintenant me restent des souvenirs de lecture qui sont d'aussi
bons souvenirs que peuvent être des souvenirs de voyages ou de vacances,
puisque cette littérature là c'est une partie de ma vraie
vie.
|