Franck Le Magoarou nous fait part de ses impressions de lecture de Proust

Proust, Marcel, qu'est-ce que c'est pour moi ?
Quelque chose que j'ai l'impression d'avoir connu très tôt. Comme toutes ces « grandes figures » historiques ou littéraires qui nous sont inoculées par capillarité, à l'école, à la radio, à la télé, dans les livres « sur » la littérature et qui justement n'en sont pas de la littérature. Tout cela constitue d'ailleurs ce que j'appellerais volontiers une «barrière de prestige » qui dissuade de nombreuses personnes de s'attaquer à ce qu'ils croient être une montagne inaccessible à leur petit esprit. Ce phénomène, vérifiable pour de multiples écrivains qui ont produit des pavés sublimes mais impressionnants, tels Cervantès et son «Don Quichotte » ou Victor Hugo et ses « Misérables » que tous connaissent mais bien plus souvent par ouï-dire ou adaptations sous diverses formes que pour les avoir lus de la première à la dernière ligne, est encore accru dans le cas de Proust si on considère l'oeuvre en 7 volumes qui représente un morceau bien difficile à avaler, c'est du moins ce qu'on croit tant qu'on n'a pas commencé. Enfin heureusement que cette barrière du prestige proustien n'est pas renforcée par le lycée où on ne l'étudie pas tellement, en tout cas si j'en crois mon expérience personnelle, ceci étant peut-être réservé aux sections littéraires ou aux prépas et universités. Cela préserve Proust du dégoût que son étude pourrait faire naître en même temps que cela renforce son côté mystérieux. Il est trop difficile d'en parler comme ça à partir de quelques extraits et de faire faire une fiche de lecture. Difficile aussi de l'analyser et de le commenter, même pour les profs.
Revenons-en à ma rencontre concrète avec le petit Marcel. Elle eut lieu inopinément durant des vacances d'été, dans une maison familiale en Bretagne, dans un grenier poussiéreux, odorant et ensoleillé où je cherchais quelques livres pour m'occuper. Et je tombai parmi eux sur « Un amour de Swann », joyau égaré au milieu de rogatons de nouveau oubliés depuis. Petit volume au format de poche illustré à l'ancienne (années 50? 60?) qui n'effrayait point par son épaisseur, donc ce fut assez tentant de s'y attaquer enfin, puisque j'avais à cette époque 14 ou 15 ans à peu près.
Et donc j'ai commencé et sans voir sur le moment toute l'étendue de l'oeuvre dont je ne connaissais même pas encore l'ampleur, j'ai apprécié tout simplement cet ouvrage pour lui même, puis je l'ai laissé de côté comme un livre « ordinaire ».
Plus tard, au moins cinq ans après, j'ai voulu en lire plus et donc j'ai cherché ce qu'était « À la recherche du temps perdu ». Mince alors, ça n'existe nulle part ce titre! Comment on fait alors? C'est singulier de connaître ce titre général alors qu'on ne sait pas encore que c'est constitué de plusieurs romans distincts. On connaît plus le titre « À l'ombre des jeunes filles en fleur», célèbre pour la luminosité de la formule, mais pas forcément les autres moins connus comme « Sodome et Gomorrhe » ou « La prisonnière ». D'autant plus que dans les librairies ordinaires on ne trouve que les plus connus. Quelle joie alors de reconstituer à partir d'un qu'on a enfin trouvé, la liste des autres, qui nous font déjà rêver, rien que par ce qu'on en imagine déjà. On a enfin percé une part du délicieux mystère proustien.
Cette période de découverte s'accomplit de plus pour moi à l'époque de l'adolescence, celle où on est enchanté de faire des découvertes qui vous font entrer dans le cercle des « initiés », que ce soit dans le domaine proustien ou dans d'autres, avec énormément d'enthousiasme et d'émotion quand on ressent le plaisir si profond de la lecture de la Recherche. Et on n'est pas au bout de ses surprises, par exemple on découvre en commençant tout à fait normalement par « Du côté de chez Swann », qu'on arrive à « Un amour de Swann ». Ben tiens je l'ai déjà lu quelque part ce truc là, mais il y a si longtemps, alors ça fait partie du même truc, comment ça se fait qu'on m'avait pas prévenu de cet enchassement de l'un dans l'autre! Cette bizarrerie éditoriale est finalement la bienvenue, car elle me força à relire cette partie de l'oeuvre et à faire jouer la mémoire d'où resurgirent mes émotions de la découverte du grenier, et c'est déjà très proustien en fait. Oui car je crois qu'une des grandes réussites de la Recherche est justement de faire faire au lecteur un travail de mémoire de même nature que celui que fait le narrateur. En effet la longueur et la complexité du roman nous obligent à un effort pour ne pas perdre le fil si tortueux de l'histoire, et à fouiller dans nos souvenirs forcément lointains vu le temps nécessaire pour lire toutes ces pages, sauf à s'y consacrer exclusivement, ce que bien peu de personnes font. De plus je n'ai pas acheté tous les volumes d'un seul coup ce qui m'a fait déguster les titres l'un après l'autre, et même en les séparant par d'autres lectures, pour que cela ne tourne pas carrément à l'obsession, et pour ménager des pauses permettant d'apprécier mieux en fait.
Voilà donc en quelques mots ce que je peux dire sur ma lecture de Proust, dont je ne ferai pas l'analyse savante, me bornant à vanter le plaisir que j'y ai trouvé, au long de toutes les découvertes et mystères qui parsèment la Recherche. Maintenant me restent des souvenirs de lecture qui sont d'aussi bons souvenirs que peuvent être des souvenirs de voyages ou de vacances, puisque cette littérature là c'est une partie de ma vraie vie.

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