"ainsi la légende"

Rilke répond à la Comtesse. La première partie de ce texte est de tout premier intérêt, car elle expose la légende, perçue et retransmise par Rilke, qui caractérisait le personnage de Proust dans les années de parution de Swann. De qui Rilke a-t-il appris ces renseignements sur Proust ?


RILKE A MARIE TAXIS , à lautschin.

PAris, 17, rue Campagne-Première, XIVe.

Ce 2 février 1914 (lundi).
Quelle chance, ma chère Princesse, que le Proust vous soit parvenu au moment voulu; il survint également pour moi avec tant d'à propos, que j'inclinais à m'ababdonner aux souvenirs, au silence, au flair intérieur, à toutes les circonstances favorables à cette lecture. Il est vrai que ma demeure, quelque peu vide, m'ignore à peu près, n'est qu'une pelure enveloppant toutes les autres pelures, contre lesquelles, inépuisables oignon, je m'excite sensiblement jusqu'aux larmes. Je le vois, nous sommes tout à fait d'accord sur ce livre, entendez sur la personne de l'auteur; il est, dit-on, aussi délicat de sentiment qu'irascible, et il en serait venu à se bettre en duel avec un éditeur à qui il avait réservé la primeur de son travail en raison d'une prédilection pour cette maison d'édition; on y avait en effet une sorte de préjugé défavorable à l'égard de Proust parce qu'il avait publié au Figaro différents articles, je ne sais de quel genre, - on croyait par conséquent avoir affaire à une sorte d'Abel Bonnard, opinion renforcée encore du fait que l'auteur de Swann se déclara disposé à financer l'impression de son livre, pourvu qu'il parût. C'est là ce qui indisposa violemment ces messieurs littérairement incorruptibles; en outre la lecture du manuscrit s'annonçait pénible et confuse, ils le refusèrent, peut-être avec une nuance d'ironie: et ainsi on fut sur le point de se battre, pour finir par s'embrasser à la suite de quelques explications. Mais trop tard pour le livre, et l'éditeur en question ne cesse à présent d'en déplorer amèrement la perte.
Ecrit-on à Proust sur la matière des impressions qu'il vous a réservées abondamment tout au long de ses innombrables pages, il peut arriver qu'il vous réponde avec émotion, d'intégrale et scrupuleuse façon; de véritables correspondances se sont développées de la sorte; mais dès que celui qui en a pris l'initiative, encouragé par cet authentique échange épistolaire, s'avise de lui demander si à la faveur d'un pareil besoin de communication mutuel le mieux qu'on pût faire ne serait pas de l'aller trouver personnellement chez lui (Proust), ce dernier dans une longue lettre fait comprendre avec infiniment de délicatesse, que pareille chose est absolument impossible. Quant à savoir comment, dans de telles conditions, certains commentaires sur l'intérieur de Proust n'en ont pas moins pu se divulguer, voilaà qui est difficile à dire et il serait bon de les accueillir sous toutes réserves. On sait que, en dépit de son horreur du bruit, il ne craint pas d'habiter un fort bruyant quartier, au boulevard Haussmann, mais qu'il se protège contre pareille importunité du monde extérieur en revêtant les murs de son appartement de panneaux de liège, d'ailleurs très visibles, et l'on va jusqu'à prétendre que, s'enfonçant sous différentes couches d'un silence accru, il interdirait de procéder, en sa présence, à toute élimination de la poussière. Ainsi la légende; et au sein de cette dernière, il ne reste plus qu'à imaginer le Swann ultérieur en devenir; aussi j'espère que les prochaines cinq cents pages ne se feront pas trop attendre.


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