Exemple de langage parlé n’ayant pas passé par un arrangement littéraire
18 Juillet 1600
L’accusé - Je me sens très mal.
On lui annonce qu’on va le tourmenter davantage.
Le même - Ne le faites pas! Que voulez-vous de moi ? Je suis mort.
On lui demanda pourquoi il ne répond pas aux questions.
Le même - Je ne puis pas...Hélas! Hélas! Hélas!...Couillons! Tout mon corps me
fait mal, frère... Descendez-moi... Vous n’avez pas pitié...
On lui annonce qu’on va essayer d’une nouvelle torture, la corde.
Le même - Oui... Oui... Faites... Frère, ils m’ont épuisé...
On lui demande pourquoi il ne dit pas la vérité.
Le même - Je n’en puis plus... Frère, je pisse (et il se met à pisser).
Ensuite, il se tait. Puis il dit :
Le même - Je chie dans mes chausses.
Puis il se tait. On lui demande de parler.
Le même - Je ne peux pas.
On lui demande de demander grâce aux Seigneurs Juges.
Le même - Laissez-moi chier... Je meurs, par Dieu !
On lui demande si son dîner a été bon.
Le même - Je n’en puis plus.
On lui demande comment s’appelle le commissaire du Saint-Office qui l’a arrété.
Le même - Laisse-moi dormir, frère Thomas...
On lui demande qui est frère Thomas.
Le même - Frère Thomas, c’est moi.
On le descend et le ramène en prison.
Séances des 4-5 juin 1601, en présence de deux évêques et d’un protonotaire
apostolique.
On lui annonce qu’il sera cruellement traité s’il continue à faire le fou. Il répond:
L’accusé - Dix chevaux blancs...
Suivent plusieurs réponses impertinentes. On l’attache sur le chevalet.
Le même - Liez-moi bien... Vous voyez que vous m’estropiez, hélas, mon Dieu!
On lui dit d’être raisonnable.
Le même - Je ne vous ai rien fait... Laissez-moi, je suis un saint!...
Sanctus sum, miserere... Hélas, mon Dieu... Je suis mort, mon coeur ! Mort !...
Comme ils serrent mes mains... Oh, je n’ai rien fait, écoutez-moi...
Et il continue à crier, disant toujours:
Le même - Hélas!
Et il soufre son tourment, disant:
Le même - Hélas, où sont les soldats qui m’aidaient... Venez... Oh, je meurs...
Aidez-moi... Je chie...
On lui dit de ne pas faire le fou.
Le même - Laissez-moi... Ne me tuez pas... Je vous donnerai quinze carlins... Je n’ai
rien fait.
On lui dit de ne pas faire le fou. Et, comme on lui liait les pieds, il disait:
Le même - Oh, ils me tuent...
Et, comme il entendait les sonneries de trompettes des navires, venant du port de
Castel-Nuovo, il dit:
Le même - Sonnez! Sonnez! Ils m’ont tué.
On lui dit de ne pas simuler, et il resta taciturne, la tête inclinée sur la poitrine,
pendant une heure.
On lui proposa de le descendre, s’il consentait à parler, mais il dit seulement:
Le même - Non... Je pisse...
Et il voulut descendre, et fut descendu, et dit:
Le même - Je veux chier.
Et on le conduisit à l’endroit des nécessités. Et ensuite il fut de nouveau
interrogé par les Seigneurs Juges, et il dit:
Le même - Je m’appelle frère Thomas Campanella.
On lui demande son lieu de naissance et son âge. Il ne répond rien. Les Seigneurs
Juges ordonnent qu’on le remette au chevalet. On le rassied et l’arrange dessus. Il
dit:
Le même - Vous me tuez, oh!
On lui ordonne de répondre et de ne pas s’endormir. Il dit:
Le même - Assieds-toi... Assieds-toi... Le siège... Tais-toi... Tais-toi...
On lui demande son lieu de naissance et son nom, et il dit:
Le même - Aidez-moi !
Et il se tait.
On lui dit de cesser de faire le fou, et il se tait.
Et il baisse la tête et dit:
Le même - Hélas! Hélas!
Et quand la première heure de la nuit fut passée, on lui redemanda son lieu de
naissance et son âge, et il dit aux Seigneurs Juges:
Le même - Ne faites pas cela! Je suis votre frère!
Et il se tait.
Et on lui dit de ne pas faire le fou, et il dit:
Le même - Donnez-moi à boire!
Et on lui donne à boire, et il dit:
Le même - Aidez-moi! O Joie!
Et la seconde heure de la nuit passa, et on lui dit de ne pas faire le fou, et il dit:
Le même - Ne me tue pas, frère!
Et on lui demande s’il est prêtre ou laïc, et il répond beaucoup d’impertinences, et
dit:
Le même - Je suis dominicain... Je dis la messe...
Et il énumère plusieurs membres de sa famille, et demande à boire.
Le même - Donnez-moi du vin!
Et on lui donne du vin, et il dit:
Le même - Oh, j’ai mal partout...
Et il ne dit plus rien tout le reste de la nuit, mais persévéra, les chandelles étant
allumées. Et le jour vint, et on ouvrit les fenêtres et éteignit les chandelles. Et il se
taisait toujours. et on lui dit de ne pas faire le fou. Et il dit:
Le même - Je meurs... Je meurs...
Et on lui demanda pourquoi il fut arrêté, et il dit:
Le même - Je suis mort, je n’en peux plus, mon Dieu!
Et on lui dit de ne pas faire le fou, et il dit:
Le même - Je meurs.
Et les Seigneurs Juges dirent d’interrompre le tourment, et de le faire asseoir, et
cela fut fait, et en s’asseyant il dit qu’il voulait pisser, et on le conduisit au lieu de
nécessité, près de la chambre de torture. Et vint la troisième heure, et on voulut le
remettre sur le chevalet, et il dit:
Le même -Attendez, frères!
Et une fois sur le chevalet, il ne dit plus rien, et il restait là, souffrant, calme et
taciturne. Puis il demanda qu’on soulevât un peu ses pieds qui lui faisaient très
mal, et on le fit, et il resta tranquille. Et les Seigneurs Juges lui demandèrent s’il
voulait dormir, et il dit:
Le même - Oui!
Et on lui dit que s’il parle on le laissera dormir à l’aise, et il ne dit rien.
(confrontation avec un autre accusé)
Et ensuite on lui permit de descendre pour manger et boire et aller aux latrines, ce
qui prit une heure, et on le remit sur le chevalet, et il dit:
Le même - Que me voulez-vous ?
Et il semblait ne plus sentir la douleur, et il ne disait rien.
Et les Seigneurs Juges, entendant qu’il demandait à manger des oeufs, lui en
firent donner trois dans un plat, et quand on lui demanda s’il voulait boire, il dit
oui, et on lui donna du vin, et les Seigneurs Juges dirent qu’on lui en donnerait
davantage s’il parlait, et on lui annonça qu’on allait reprendre la torture, et il dit:
Le même - Laissez-moi!
Et on lui demande pourquoi il est si préoccupé de son corps, et il répond:
Le même - L’âme est immortelle.
Et il répétait tout le temps:
Le même - Je meurs, je meurs...
Et les Seigneurs Juges ordonnèrent qu’on le descendît, l’arrangeât, le rhabillât, et
le ramenât dans sa prison, et le tourment avait duré trente-six heures.
(Signé:)
Johannes Camillus Pretiotus,
Notaire en procès ecclésiastique
et des Actes du Tribunal archiépiscopal de Naples.
Et un argousin chargé de ramener le prisionnier et de le remettre aux geôliers du
Château, au moment où il traversait la salle royale, l’entendit dire:
Le même - Ils pensaient que je serais assez couillon pour parler.
Procès-verbaux 345, 402, 404, 395
(Luigi Amabile, Fra Tommaso Campanella,
Naples, 1882).
Traduits par Marguerite Yourcenar