J'ai senti vraiment...

J'ai senti vraiment que vous rompiez autour de moi l'atmosphère, que vous faisiez le vide pour me permettre d'avancer, pour donner la place d'un espace impossible à ce qui en moi n'était encore qu'en puissance, à toute une germination virtuelle, et qui devait naître, aspirée par la place qui s'offrait.
Je me suis mis souvent dans cet état d'absurde impossible, pour essayer de faire naître en moi de la pensée. Nous sommes quelques-uns à cette époque à avoir voulu attenter aux choses, créer en nous des espaces à la vie, des espaces qui n'étaient pas et ne semblaient pas devoir trouver place dans l'espace.
J'ai toujours été frappé de cette obstination de l'esprit à vouloir penser en dimensions et en espaces, et à se fixer sur des états arbitraires des choses pour penser, à penser en segments, en cristalloïdes, et que chaque mode de l'être reste figé sur un commencement, que la pensée ne soit pas en communication instante et ininterrompue avec les choses, mais que cette fixation et ce gel, cette espèce de mise en monument de l'âme, se produise pour ainsi dire AVANT LA PENSEE. C'est évidemment la bonne condition pour créer.
Mais je suis encore plus frappé de cette inlassable, de cette météorique illusion, qui nous souffle ces architectures déterminées, circonscrites, pensées, ces segments d'âmes cristallisés, comme s'ils étaient une grande page plastique et en osmose avec tout le reste de la réalité. Et la surréalité est comme un rétrécissement de l'osmose, une espèce de communication retournée. Loin que j'y voie un amoindrissement du contrôle, j'y vois au contraire un contrôle plus grand, mais un contrôle qui, au lieu d'agir se méfie, un contrôle qui empêche les rencontres de la réalité ordinaire et permet des rencontres plus subtiles et raréfiées, des rencontres amincies jusqu'à la corde, qui prend feu et ne rompt jamais.
J'imagine une âme travaillée et comme soufrée et phosphoreuse de ces rencontres, comme le seul état acceptable de la réalité.
Mais c'est je ne sais pas quelle lucidité innommable, inconnue, qui m'en donne le ton et le cri et me les fait sentir à moi-même. Je les sens à une certaine totalité insoluble, je veux dire sur le sentiment de laquelle aucun doute ne mord. Et moi, par rapport à ces remuantes rencontres, je suis dans un état de moindre secousse, je voudairs qu'on imagine un néant arrêté, une masse d'esprit enfouie quelque part, devenue virtualité.

Antonin Artaud

in "L'ombilic des Limbes", Poésie, Gallimard