Proust et les Duels

Il est devenu très courant aux Etats-Unis de se protéger de soi-même et des autres. Chaque année, nous comptons plus de lois qui nous protègent de la mort, nous permettent de vivre plus longtemps, mais sans la liberté du risque. Certains parmi nous, qui goûtent aux grands risques, considèrent ce phénomène comme une sorte de mort vivante qui gagnerait du terrain.
De toutes les activités à risque menacées d'extinction, une des plus exposées est celle associée aux armes à feu. Notre droit de posséder des armes à feu est garanti par la constitution, et notre obligation à les supporter est exigée par le gouvernement à chaque fois que l'intérêt national nécessite qu'on les utilise en son nom pour tuer des gens. Malgré ces principes américains profondément ancrés, le droit de posséder une arme pour une pratique sportive devient de moins en moins politiquement correct.
Les armes à feu en terrifient beaucoup parce qu'elles tombent parfois entre les mains de fous et de cinglés. Des gens meurent de façon gratuite à l'occasion de rixes insensées et autres actes de violence folle, et rien ne saurait justifier ce type de violence. Dans les ghettos d'Amérique, les disputes se règlent à l'arme à feu, souvent de façon irrémédiable. A nouveau, rien ne justifie ce genre d'acte, pas plus que les accidents liés aux armes qui suppriment des vies.
Un ami, qui avait une vision légèrement restreinte de la richesse humaine, s'était fait faire un T-shirt sur lequel on pouvait lire: "Les accidents d'armes à feu sont un moyen de sélection naturelle." Lui, comme d'autres, voue un culte aux armes à feu, les utilise pour le sport, et les entretient avec passion. Jamais une arme chargée ne traîne alentour; les munitions et les armes sont stockées séparément et sous clés. Si tous les possesseurs d'armes à feu suivaient ces règles élémentaires, il n'y aurait pas d'accidents stupides. 
"My seconds in duels can tell you whether I behave with the weakness of an effeminate man."

La constitution Américaine fut élaborée à une époque où la possesion d'une arme était l'apanage du gentleman, et une nécessité en maints endroits. A cette époque, une arme était considérée comme utile pour sortir dîner, et comme un outil approprié pour régler un différend; le duel était une question d'honneur. A ces occasions, la mort était une issue fréquente, mais pas une issue incontournable. Les deux âmes vaillantes avaient le courage de risquer la mort afin de recouvrer l'honneur. Souvent, l'affaire se terminait par un pauvre "bang-bang" tiré approximativement en direction de l'adversaire, ou par une balle perdue qui faisait couler un peu de sang. Le spectacle terminé, les gentlemens se retiraient dans leurs salons avec leurs témoins et amis pour un cocktail voué à l'autosatisfaction.
Je ne dis pas que les hommes ne mouraient pas dans les duels, car c'est bien ce qui arriva à quantité d'entre eux, mais pendant des siècles, l'idée qu'un homme puisse défendre son honneur autrement qu'en faisant appel à une juridiction complexe, cette idée n'était pas déshonnorante. Une mort au champ d'honneur n'était pas un meurtre; le vainqueur quittait les lieux disculpé et libre. C'est à l'évidence une notion dépassée qui ne justifie plus des phénomènes comme les guerres de gangs, guerres dans lesquelles les civilités ne sont plus respectées.
La notion de défense de l'honneur a perdu de son importance désormais. Les cas de calomnie apparaissent rarement dans les journaux, et la plupart des cas d'harcèlement sexuel concernent plus l'incorrection du  prétendant que l'atteinte à la virginité de la victime. Evidemment, l'honneur continue à motiver des actions en justice ça et là, mais de plus en plus souvent il est question de gain financier, au moins suffisant pour payer l'avocat.
L'honneur et l'argent sont devenus de plus en plus interdépendants en comparaison aux temps où les conflits se réglaient dans un champ. Tout conflit aus Etats-Unis coûte de l'argent aux Américains, de même que tout crime. C'est de nos impôts que se nourrit le monolithique système judiciaire. Tout crime doit être jugé, et tout ce qui est légal nous coûte toujours plus d'argent en frais judiciaires; tout criminel est financé par nos impôts.
Rendre illégale la possession d'armes représenterait une nouvelle dépense, tout en privant des sportifs de leur activité préférée. Et cela mettrait-il un terme aux meurtres et autres crimes dans une société étranglée par l'inégalité économique ?
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Que se passerait-il si le duel était réhabilité ? Si le règlement des querelles était à nouveau possible de cette façon ? Cela pourrait rendre tout le monde heureux, car l'argent public irait moins dans le financement de la justice que dans d'autres activités plus intéressantes; par conséquent, les gens seraient peut-être moins attirés par le crime. Et un meurtre serait criminel s'il ne satisfaisait pas aux critères d'un combat honorable. Pour cette raison, les gens seraient peut-être moins enclins à se tirer les uns sur les autres s'ils étaient obligés d'y réfléchir avant, et devant témoins.
Un de mes amis me disait récemment que beaucoup de vies furent épargnées, au temps des duels, par le rôle déterminant des témoins. Leur travail consistait à charger les armes, et ils s'arrangeaient parfois pour les charger à blanc, ou pour décider qu'assez de coups avaient été tirés. Dans de tels cas, le conflit se résolvait en match nul, personne ne mourait, et le cocktail final était partagé par tout le monde. 
"Speaking of a duel I had fought, she said of my seconds: 'What very choice seconds'..."

L'idée d'une réhabilitation des duels comme une alternative aux réglements judiciaires est plus profonde qu'il peut paraître, et difficile à défendre dans un essai aussi limité. Les militants contre les armes se hérisseront à cette simple idée, et annuleront peut-être leur abonnement à ce magazine (à condition qu'ils aient jamais pensé à s'abonner). Rien que d'en parler peut me coûter quelques dollars, mais existe-t-il des oeuvres de réhabilitation qui n'aient jamais rien couté ?
C'est Proust, bien sûr, qui m'amène à disserter sur le sujet du duel, puisque lui-même a participé à l'un d'eux. Le Marcel de La Recherche a fait de même. Avec son style caractéristique, l'auteur Marcel expédie les duels du narrateur Marcel en une phrase, alors qu'il se répand en cent quarante sur un seul dîner de gala.
C'est Proust qui demanda à ce que son honneur soit lavé après que l'éditorialiste Jean Lorrain, écrivain décadent à l'outrance et malicieux, eût publié une critique particulièrement acerbe de son premier livre, Les Plaisirs et les Jours. Il ne s'agissait pas seulement de son propre honneur, mais aussi de celui d'une dame du monde, Madeleine Lemaire, qui réalisa les illustrations de l'ouvrage, de Reynaldo Hahn, qui composa une musique pour cette oeuvre, et d'Anatole France, qui en écrivit l'avant-propos; l'oeuvre fut qualifiée de surfaite, et son prix d'excessif.
Proust était rongé d'anxiété avant le duel, d'abord parce qu'il craignait qu'il n'eût lieu à l'aube, heure à laquelle il se couchait habituellement. Un fois que 3 heures de l'après-midi fût adopté comme une heure raisonable entre les témoins, le calme de Proust amusa tout le monde.
C'était un jour pluvieux à la Tour de Villebon que ce 3 Février 1897, jour où les antgonistes se rencontrèrent, chacun muni d'un pistolet car aucun des deux n'était en condition physique suffisante pour se battre à l'épée. Après avoir tiré chacun deux fois et manqué leur coup, les témoins déclarèrent un match nul. Extatique (sans doute d'avoir évité une blessure), Proust souhaita serrer la main de son adversaire, mais en fut discrètement dissuadé par ses amis.
Alors qu'il était descendu dans un hôtel de Cabourg (*) il provoqua en duel Camille Plantevignes au sujet d'une conversation entre son fils Marcel, Proust et une amie commune. Proust recevait tous les soirs dans sa chambre la visite du garçon, agé de 19 ans et lui lisait des extraits de son manuscrit. L'amie commune, qui aimait se moquer de Proust et de son indifférence envers les femmes,  allait faire une allusion à l'homosexualité de Proust lorsque le jeune Marcel dit: "Je sais, je sais..." Cela signifiait simplement qu'il savait ce qu'elle allait dire mais la femme, lorsqu'elle rapporta la conversation, déclara qu'il voulait dire "Evidemment, c'est vrai."
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Le père essaya, au cours de deux visites, d'éclaircir le malentendu à un Proust furieux, mais il fut éconduit. A la troisième visite, accompagné de son fils, l'affaire fut éclaircie, après que père et fils eurent juré qu'ils n'avaient pas la moindre raison de croire une telle chose. Proust demanda au jeune garçon comment il pouvait savoir ce que la femme avait l'intention de dire; "c'est que" dit le garçon, "c'est ce que tout le monde dit sur la promenade." "Comme c'est agréable" se lamenta Proust, "d'arriver quelque part précédé de sa réputation."
Si quelqu'un avait, de nos jours, recours au duel dès qu'un critique descend en flammes une mauvaise oeuvre, ou dès qu'on se prononce sur sa sexualité, il serait immédiatement mis en détention et bouclé dans un asile psychiatrique. Cela ne se passait pas comme ça en France à la Belle Epoque, même si le duel y était parfaitement illégal. La question reste ouverte: si les gens, à notre époque, étaient amenés à penser que leur méchanceté puisse les conduire à passer littéralement sous le feu des armes, leur sens de la civilité ne s'en trouverait-il pas amélioré? L'honneur et la civilité sont deux valeurs sous-estimées de nos jours et, quoi qu'on en dise, leur réhabilitation ne pourrait que nous améliorer la vie. Si vous n'êtes pas d'accord avec moi, dois-je vous rencontrer accompagnée de témoins ? A une heure tardive de l'après-midi, si cela vous convient.
Avant d'en finir avec Proust et les armes, il me reste une histoire bizarre à raconter. Lorsque son ami le Duc de Guiche et Hélène Greffulhe se marièrent en 1904, Proust envoya sa mère à la recherche d'un cadeau pour eux, plus précisément d'un revolver. La boîte en fut décorée par son amie Coco de Madrazo, et inscrite d'un poême écrit par la jeune mariée alors qu'elle était enfant. Le revolver était disposé parmi les cadeaux des autres invités - pricipalement des membres de la haute société française mais aussi la Reine du Portugal et le Roi de Suède. Afin de s'assurer qu'on reconnaîtrait l'auteur du cadeau, Proust fit faire une carte de visite avec son nom en gros caractères; on peut se demander si les autres invités surent que c'était le Duc de Guiche en personne qui avait suggéré l'idée d'un tel cadeau, et ce qu'ils en pensèrent.
Le pistolet fut acheté par Madame Proust chez le meilleur armurier de Paris. Plusieurs de mes amis ont examiné longuement et avec attention la seule photographie que j'en ai, pour déterminer son type. La photo a été scannée, agrandie, envoyée par email et examinée en détails, et l'opinion générale penche pour un Smith and Wesson, un modèle de luxe inabordable, probablement un calibre .32 ou .38, qui connaissait un certain succès en France à l'époque. Proust aurait été horrifié d'apprenddre que ce modèle était disponible aux Etats-Unis dans le catalogue Sears and Roebuck, pour quelques huit dollars. Il ne fait pas de doute qu'il lui a coûté plus cher.
(*) Ndt: le Grand Hôtel de Cabourg
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P Segal 


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