Un Dessert dont on reprend: les éclairs au
café
Il n'y avait rien sur la nourriture dans le dernier numéro de PST;
j'avais compensé avec un long article au sujet des cafés
et restaurants. Alors que j'approchais de la fin de la rédaction
de ce numéro, j'ai désiré faire quelque chose sur
la cuisine, mais quoi? Il fallait que ce soit rapide à faire et
pas cher. Le boeuf mode était hors de question malgré le
fait que le côté politiquement incorrect de certains des articles
de cette édition m'inciterait plutôt à faire dans le
saignant.
Le groupe des écrivains devait tenir sa réunion mensuelle
la nuit dernière, et comme j'essaye toujours de les régaler
avec quelque chose, cela pouvait tout à fait être un plat
proustien. Comme ça, je pourrais écrire quelque chose sur
la nourriture et sur le groupe d'écrivains en même temps.
A la dernière minute, après un long débat sur ce qui
serait le moins couteûx à réaliser, je me suis décidée
pour les éclairs au café que Marcel mangeait lorsqu'il rencontra
enfin Albertine.
"When Elstir asked me to
come with him so that he might introduce me to Albertine, who was sitting
a little further down the room, I first of all finished eating a coffee
eclair and, with a show of keen interest, asked an old gentleman...to tell
me about the old Norman fairs.""
L'éclair, feuilleté à la crème de forme phallique,
ne m'est pas inconnu. J'ai souvent eu à faire de la pâte à
choux, et je savais ce qui m'attendait: une fabrication qui nécessite
une force considérable de l'avant-bras, à moins d'être
en possession d'un mixeur électrique armé du bon ustensile,
ce qui n'est pas mon cas. D'un autre côté, j'avais tous les
ingrédients sauf la crème, et un peu de travail physique
éreintant supplémentaire suffirait à combler la charge
budgétaire résultante. J'extrais cette recette de "Dining
With Marcel Proust" par Shirley King, mais l'ai légèrement
modifiée, supprimant les blancs d'oeufs crus et ajoutant un soupçon
supplémentaire de sucre à la crème à fourrer...
Eclair au Café
pâte à choux:
-
1.25 ration d'eau
-
1 plaquette de beurre, en fines lamelles
-
1.25 ration de farine
-
une pincée de sel
-
4 petits oeufs ou 3.5 gros oeufs
crème:
-
1.5 ration de crème épaisse
-
1 cuillère à soupe de café fort, mélangé
à 1-2 cuillères à soupe de sucre en poudre
glaçage:
-
1/2 tasse de sucre en poudre
-
1 cuillère à soupe de café fort
Préchauffer le four à 450 degrés. Verser l'eau et
le beurre dans une casserole assez petit et épaisse et porter à
ébullition jusqu'à ce que le beurre soit fondu. Y verser
en une seule fois la farine et le sel et battre furieusement jusqu'à
formation d'une masse solide qui n'attache pas aux parois de la casserole.
Enlever du feu immédiatement et transférer dans un bol profond.
Maintenant, ça commence à être amusant.
Incorporer les oeufs un par un. Ne pas ajouter un oeuf avant d'avoir incorporé
le précédent. Je connais des hommes forts qui capitulent
après le quatrième oeuf, sauf s'ils disposent d'un de ces
batteurs électriques sus-nommé. J'étais très
heureuse d'avoir sous la main une de mes collocataires, Miss Jenny, au
moment de l'épreuve: nous avons battu à tour de rôle
les oeufs, et elle tenait le bol pendant que je tournais. Le problème
est qu'il est difficile de battre cette pâte, et le plaisir généré
par le résultat est directement proportionnel à la souffrance
subie pendant la préparation.
Lorsque le dernier oeuf a disparu et que la pâte forme une masse
brillante, en remplir une poche à décorer ou bien utiliser
simplement une petite cuillère et vos doigts pour former des bandes
de pâte de 3" de long sur une plaque à four. Les faire cuire
pendant 20 minutes, puis les défourner. Pratiquer une fente le long
de chacun d'eux afin de permettre à la vapeur de s'échapper,
éteindre le four et y remettre les éclairs pour 15 minutes.
Enlever les moules du four et les laisser refroidir.
Pendant qu'ils refroidissent, préparer un expresso et sortir deux
petits bols. Dans l'un, mélanger 1 cuillérée à
soupe d'expresso et 1-2 cuillérées à soupe de sucre
en poudre. Dans l'autre, mélanger 1/2 tasse de sucre en poudre avec
1 cuillérée à soupe d'expresso.
Battre la crème jusqu'à ce qu'elle soit consistante et ajouter
le café du second bol. La crème à fourrer doit être
assez corsée. En faisant cette recette, je pensais à la force
du bras du cuisinier de La Belle Epoque. Ce dessert était considéré
comme l'apothéose d'un grand repas. La mauvaise humeur de Françoise
n'est pas surprenante.
Couper horizontalement les éclairs, éliminer les débordements
de pâte. Avec une cuillère à thé, remplir les
éclairs et éliminer la crème qui dépasse une
fois l'éclair refermé. Avec une autre cuillère à
thé, verser un peu de la crème à glacer sur chacun
des éclairs et l'étaler uniformément.
Les éclairs étaient prêts et présentés
sur un petit napperon lorsque le premier des écrivains arriva. Le
plat était placé dans un plateau sur la table de la cuisine,
et ma colocataire Jason s'est mise à les dessiner pour moi. Un artiste
en train de créer est toujours un spectacle fascinant, et, pour
une fois, tous les écrivains étaient réunis autour
de la table de cuisine, plutôt que dans le salon où se trouve
ma collection de portraits de Proust. Jason dessina méticuleusement
et lentement, tandis que les écrivains regardaient les éclairs,
se satisfaisant des excès coutumiers de vin, de mots et de cigares.
Seul un des membres, le seul non-fumeur, fut incapable de se passer d'un
gratification gustative et s'empara d'un des éclairs. J'enrageai,
et réarrangeai ceux qui restaient pour conserver l'aspect d'ensemble
de la composition. Nous lui suggérames de lire ce qu'il avait écrit
depuis le mois dernier, ce qui lui permettrait d'oublier plus facilement
les gâteaux.
On fit des commentaires quant à son travail, et le second écrivain
commença à nous lire sa création du mois. A la fin
de la lecture, le dessin était achevé, et les éclairs
à notre portée. Ils disparurent en quelques minutes. Les
écrivains affinèrent leur vocabulaire à l'aide de
variations sur mes propres commentaires ("super vachement bon") et achevèrent
la bouteille de vin.
Un peu plus tard, une des écrivains poids plume s'excusa et disparut
vers la salle de bains. Nous ne pumes nous empêcher alors d'entendre
les sons qui s'ensuivirent, traces d'un pitoyable excès. Nous aurions
pu ressentir une profonde sympathie pour son état, ne fut un petit
détail : elle avait repris des éclairs deux fois.
Ce fut un si bon dessert que cela m'apporta une vue nouvelle de la façon
dont le narrateur Marcel avait pu remettre à plus tard la rencontre
avec Albertine. "D'abord, je finis mon éclair au café, "
a écrit Proust. "D'abord" cela va de soi. C'est un plaisir du palais
comparable en intensité à celui qui consiste à boire
les paroles du narrateur. Ce n'est pas simplement qu'il faisait son timide
et faisait attendre Albertine; les éclairs l'ont simplement fasciné
pendant quelques minutes. La conversation qu'il tenait pouvait bien être
terminée en effet, mais l'éclair au café était
simplement, à cet instant, plus attirant qu'Albertine.