Proust et les Duels
Il est devenu très courant aux Etats-Unis de se protéger
de soi-même et des autres. Chaque année, nous comptons plus
de lois qui nous protègent de la mort, nous permettent de vivre
plus longtemps, mais sans la liberté du risque. Certains parmi nous,
qui goûtent aux grands risques, considèrent ce phénomène
comme une sorte de mort vivante qui gagnerait du terrain.
De toutes les activités à risque menacées d'extinction,
une des plus exposées est celle associée aux armes à
feu. Notre droit de posséder des armes à feu est garanti
par la constitution, et notre obligation à les supporter est exigée
par le gouvernement à chaque fois que l'intérêt national
nécessite qu'on les utilise en son nom pour tuer des gens. Malgré
ces principes américains profondément ancrés, le droit
de posséder une arme pour une pratique sportive devient de moins
en moins politiquement correct.
Les armes à feu en terrifient beaucoup parce qu'elles tombent parfois
entre les mains de fous et de cinglés. Des gens meurent de façon
gratuite à l'occasion de rixes insensées et autres actes
de violence folle, et rien ne saurait justifier ce type de violence. Dans
les ghettos d'Amérique, les disputes se règlent à
l'arme à feu, souvent de façon irrémédiable.
A nouveau, rien ne justifie ce genre d'acte, pas plus que les accidents
liés aux armes qui suppriment des vies.
Un ami, qui avait une vision légèrement restreinte de la
richesse humaine, s'était fait faire un T-shirt sur lequel on pouvait
lire: "Les accidents d'armes à feu sont un moyen de sélection
naturelle." Lui, comme d'autres, voue un culte aux armes à feu,
les utilise pour le sport, et les entretient avec passion. Jamais une arme
chargée ne traîne alentour; les munitions et les armes sont
stockées séparément et sous clés. Si tous les
possesseurs d'armes à feu suivaient ces règles élémentaires,
il n'y aurait pas d'accidents stupides.
"My seconds in duels can
tell you whether I behave with the weakness of an effeminate man."
Letter to Paul Souday
November 6-8, 1920
La constitution Américaine fut élaborée à une
époque où la possesion d'une arme était l'apanage
du gentleman, et une nécessité en maints endroits. A cette
époque, une arme était considérée comme utile
pour sortir dîner, et comme un outil approprié pour régler
un différend; le duel était une question d'honneur. A ces
occasions, la mort était une issue fréquente, mais pas une
issue incontournable. Les deux âmes vaillantes avaient le courage
de risquer la mort afin de recouvrer l'honneur. Souvent, l'affaire se terminait
par un pauvre "bang-bang" tiré approximativement en direction de
l'adversaire, ou par une balle perdue qui faisait couler un peu de sang.
Le spectacle terminé, les gentlemens se retiraient dans leurs salons
avec leurs témoins et amis pour un cocktail voué à
l'autosatisfaction.
Je ne dis pas que les hommes ne mouraient pas dans les duels, car c'est
bien ce qui arriva à quantité d'entre eux, mais pendant des
siècles, l'idée qu'un homme puisse défendre son honneur
autrement qu'en faisant appel à une juridiction complexe, cette
idée n'était pas déshonnorante. Une mort au champ
d'honneur n'était pas un meurtre; le vainqueur quittait les lieux
disculpé et libre. C'est à l'évidence une notion dépassée
qui ne justifie plus des phénomènes comme les guerres de
gangs, guerres dans lesquelles les civilités ne sont plus respectées.
La notion de défense de l'honneur a perdu de son importance désormais.
Les cas de calomnie apparaissent rarement dans les journaux, et la plupart
des cas d'harcèlement sexuel concernent plus l'incorrection du
prétendant que l'atteinte à la virginité de la victime.
Evidemment, l'honneur continue à motiver des actions en justice
ça et là, mais de plus en plus souvent il est question de
gain financier, au moins suffisant pour payer l'avocat.
L'honneur et l'argent sont devenus de plus en plus interdépendants
en comparaison aux temps où les conflits se réglaient dans
un champ. Tout conflit aus Etats-Unis coûte de l'argent aux Américains,
de même que tout crime. C'est de nos impôts que se nourrit
le monolithique système judiciaire. Tout crime doit être jugé,
et tout ce qui est légal nous coûte toujours plus d'argent
en frais judiciaires; tout criminel est financé par nos impôts.
Rendre illégale la possession d'armes représenterait une
nouvelle dépense, tout en privant des sportifs de leur activité
préférée. Et cela mettrait-il un terme aux meurtres
et autres crimes dans une société étranglée
par l'inégalité économique ?
Que se passerait-il si le duel était réhabilité ?
Si le règlement des querelles était à nouveau possible
de cette façon ? Cela pourrait rendre tout le monde heureux, car
l'argent public irait moins dans le financement de la justice que dans
d'autres activités plus intéressantes; par conséquent,
les gens seraient peut-être moins attirés par le crime. Et
un meurtre serait criminel s'il ne satisfaisait pas aux critères
d'un combat honorable. Pour cette raison, les gens seraient peut-être
moins enclins à se tirer les uns sur les autres s'ils étaient
obligés d'y réfléchir avant, et devant témoins.
Un de mes amis me disait récemment que beaucoup de vies furent épargnées,
au temps des duels, par le rôle déterminant des témoins.
Leur travail consistait à charger les armes, et ils s'arrangeaient
parfois pour les charger à blanc, ou pour décider qu'assez
de coups avaient été tirés. Dans de tels cas, le conflit
se résolvait en match nul, personne ne mourait, et le cocktail final
était partagé par tout le monde.
"Speaking of a duel I had
fought, she said of my seconds: 'What very choice seconds'..."
L'idée d'une réhabilitation des duels comme une alternative
aux réglements judiciaires est plus profonde qu'il peut paraître,
et difficile à défendre dans un essai aussi limité.
Les militants contre les armes se hérisseront à cette simple
idée, et annuleront peut-être leur abonnement à ce
magazine (à condition qu'ils aient jamais pensé à
s'abonner). Rien que d'en parler peut me coûter quelques dollars,
mais existe-t-il des oeuvres de réhabilitation qui n'aient jamais
rien couté ?
C'est Proust, bien sûr, qui m'amène à disserter sur
le sujet du duel, puisque lui-même a participé à l'un
d'eux. Le Marcel de La Recherche a fait de même. Avec son style caractéristique,
l'auteur Marcel expédie les duels du narrateur Marcel en une phrase,
alors qu'il se répand en cent quarante sur un seul dîner de
gala.
C'est Proust qui demanda à ce que son honneur soit lavé après
que l'éditorialiste Jean Lorrain, écrivain décadent
à l'outrance et malicieux, eût publié une critique
particulièrement acerbe de son premier livre, Les Plaisirs et les
Jours. Il ne s'agissait pas seulement de son propre honneur, mais aussi
de celui d'une dame du monde, Madeleine Lemaire, qui réalisa les
illustrations de l'ouvrage, de Reynaldo Hahn, qui composa une musique pour
cette oeuvre, et d'Anatole France, qui en écrivit l'avant-propos;
l'oeuvre fut qualifiée de surfaite, et son prix d'excessif.
Proust était rongé d'anxiété avant le duel,
d'abord parce qu'il craignait qu'il n'eût lieu à l'aube, heure
à laquelle il se couchait habituellement. Un fois que 3 heures de
l'après-midi fût adopté comme une heure raisonable
entre les témoins, le calme de Proust amusa tout le monde.
C'était un jour pluvieux à la Tour de Villebon que ce 3 Février
1897, jour où les antgonistes se rencontrèrent, chacun muni
d'un pistolet car aucun des deux n'était en condition physique suffisante
pour se battre à l'épée. Après avoir tiré
chacun deux fois et manqué leur coup, les témoins déclarèrent
un match nul. Extatique (sans doute d'avoir évité une blessure),
Proust souhaita serrer la main de son adversaire, mais en fut discrètement
dissuadé par ses amis.
Alors qu'il était descendu dans un hôtel de Cabourg (*) il
provoqua en duel Camille Plantevignes au sujet d'une conversation entre
son fils Marcel, Proust et une amie commune. Proust recevait tous les soirs
dans sa chambre la visite du garçon, agé de 19 ans et lui
lisait des extraits de son manuscrit. L'amie commune, qui aimait se moquer
de Proust et de son indifférence envers les femmes, allait
faire une allusion à l'homosexualité de Proust lorsque le
jeune Marcel dit: "Je sais, je sais..." Cela signifiait simplement qu'il
savait ce qu'elle allait dire mais la femme, lorsqu'elle rapporta la conversation,
déclara qu'il voulait dire "Evidemment, c'est vrai."
Le père essaya, au cours de deux visites, d'éclaircir le
malentendu à un Proust furieux, mais il fut éconduit. A la
troisième visite, accompagné de son fils, l'affaire fut éclaircie,
après que père et fils eurent juré qu'ils n'avaient
pas la moindre raison de croire une telle chose. Proust demanda au jeune
garçon comment il pouvait savoir ce que la femme avait l'intention
de dire; "c'est que" dit le garçon, "c'est ce que tout le monde
dit sur la promenade." "Comme c'est agréable" se lamenta Proust,
"d'arriver quelque part précédé de sa réputation."
Si quelqu'un avait, de nos jours, recours au duel dès qu'un critique
descend en flammes une mauvaise oeuvre, ou dès qu'on se prononce
sur sa sexualité, il serait immédiatement mis en détention
et bouclé dans un asile psychiatrique. Cela ne se passait pas comme
ça en France à la Belle Epoque, même si le duel y était
parfaitement illégal. La question reste ouverte: si les gens, à
notre époque, étaient amenés à penser que leur
méchanceté puisse les conduire à passer littéralement
sous le feu des armes, leur sens de la civilité ne s'en trouverait-il
pas amélioré? L'honneur et la civilité sont deux valeurs
sous-estimées de nos jours et, quoi qu'on en dise, leur réhabilitation
ne pourrait que nous améliorer la vie. Si vous n'êtes pas
d'accord avec moi, dois-je vous rencontrer accompagnée de témoins
? A une heure tardive de l'après-midi, si cela vous convient.
Avant d'en finir avec Proust et les armes, il me reste une histoire bizarre
à raconter. Lorsque son ami le Duc de Guiche et Hélène
Greffulhe se marièrent en 1904, Proust envoya sa mère à
la recherche d'un cadeau pour eux, plus précisément d'un
revolver. La boîte en fut décorée par son amie Coco
de Madrazo, et inscrite d'un poême écrit par la jeune mariée
alors qu'elle était enfant. Le
revolver était disposé parmi les cadeaux des autres invités
- pricipalement des membres de la haute société française
mais aussi la Reine du Portugal et le Roi de Suède. Afin de s'assurer
qu'on reconnaîtrait l'auteur du cadeau, Proust fit faire une carte
de visite avec son nom en gros caractères; on peut se demander si
les autres invités surent que c'était le Duc de Guiche en
personne qui avait suggéré l'idée d'un tel cadeau,
et ce qu'ils en pensèrent.
Le pistolet fut acheté par Madame Proust chez le meilleur armurier
de Paris. Plusieurs de mes amis ont examiné longuement et avec attention
la seule photographie que j'en ai, pour déterminer son type. La
photo a été scannée, agrandie, envoyée par
email et examinée en détails, et l'opinion générale
penche pour un Smith and Wesson, un modèle de luxe inabordable,
probablement un calibre .32 ou .38, qui connaissait un certain succès
en France à l'époque. Proust aurait été horrifié
d'apprenddre que ce modèle était disponible aux Etats-Unis
dans le catalogue Sears and Roebuck, pour quelques huit dollars. Il ne
fait pas de doute qu'il lui a coûté plus cher.
(*) Ndt: le Grand Hôtel de Cabourg