La Veillée Marcel Proust 1997


Alors que les années passent toutes plus riches les unes que les autres, il me restede moins en moins de temps pour organiser la Grande Veillée Proust - la seule manifestation régulière du MPSG. L'édition de cette année s'est insérée dans un emploi du temps déjà rempli de la visite d'amis, d'autres distractions très prenantes et d'un anniversaire que j'espérais dissimuler sous celui de la disparition de Marcel P..

Curieusement, cet anniversaire a été plus célébré que jamais. Il y eut cette année plus de déjeuners, de dîners, de cocktails et de cadeaux que d'habitude, et d'autres restent à venir. Aujourd'hui, j'ai consulté la boîte à lettres du PST pour la première fois depuis plusieurs jours, et j'y ai trouvé deux cartes d'anniversaire: la première était anonyme, la seconde était accompagnée d'un adorable foulard, de la part d'un lecteur que je n'avais jamais rencontré.

L'organisation de la veillée Proust, ne me laissant pas une seule seconde de libre, distrait chaque année mon attention du fait que je vieillis d'une année

Cette année, le temps me manqua pour imprimer des invitations; l'annonce s'est faite par téléphone, lors de rencontres ou bien par courrier électronique.

Il m'a fallu faire preuve d'un peu de flatterie auprès des invités pour les convaincre de se rendre à la Veillée qui, encore une fois, se tenait au John Wickett Museum of Exotica, un des endroits les plus curieusement secrets de San Francisco. Le Wickett Museum n'est pas ouvert au public, si bien que ces invitations constituaient une rare et ptécieuse opportunité de passer une soirée dans une atmosphère abondamment originale qui exhale le parfum de nombreuses époques révolues.

Alors que la date fatidique, le 22 Novembre, approchait, les ressources financières et le temps se révélèrent encore plus rares que d'habitude; il nous fallut donc user d'astuce pour la composition du menu, et en appeler à l'aide des enthousiastes participants qui, en apportant chacun du vin, permirent de compléter la petite ration d'absinthe que j'avais concoctée pour l'occasion. Il fut hors de question, cette année, de servir des plats extraits de l'extravagante cuisine Proustienne. J'ai fait appel à mes souvenirs de lecture de la Recherche pour y trouver les passages où y apparaîssait de la nourriture très simple. Finalement, je me suis souvenue du pique-nique d'A l'Ombre des Jeunes Filles en Fleurs, au cours duquel le groupe des filles mangeait des sandwichs - une innovation de la nourriture française que notre Marcel trouva bien difficile à consommer car issue d'un concept si étranger, si bien qu'il se rabattit sur les petits gâteaux qui, avec les tartes à l'abricot, constituèrent le dessert. Il y aurait des madeleines, évidemment, les trois livres de fromage blanc que j'avais récupérées d'un extra chez un traîteur, auxquels on mélangerait des fraises, et des biscuits au froment.

Deux membres du MPSG, Miss Dawn et Miss Harley, sont venues passer la journée dans la cuisine avec moi pour régler les derniers préparatifs du buffet. Dans le petit boudoir de séquoia près de la cuisine, Miss Lisa, qui venait d'un endroit fort éloigné du Nord Ouest pour m'aider dans ces préparations, rédigeait à la main les petites cartes destinées à identifier les plats, tandis que mon colocataire Jason dessinait proust sur chacune d'elles..

Ce que je souhaitais réellement cette année, c'était que Proust apparaisse comme il l'avait fait la première année. L'année dernière, l'innénarrable Stuart Mangrum, auteur de l'histoire de l'absinthe que l'on trouvera dans ce numéro, et un des principaux contributeurs à la réalisation de ce magazine, avait refusé d'incarner mon idole littéraire: "Ecoute, me dit-il, si tu trouves un cercueil, je m'y allongerai à ta place, et au moins je pourrai entendre ce qui se passe." Evidemment, je n'avais pas prévu de cercueil, donc Stuart serait un invité comme un autre.

Mon ami Jerry James, la personne qui m'a initiée à l'expérience de Burning Man - expérience qui a changé ma vie tout comme Proust, et dont je parle dans le numéro 4 du PST) - avait récemment conçu un cercueil élégant et solide pour un de ses projets artistiques. J'ai alors appelé Stuart, lui rappelant notre conversation à ce sujet, et lui ai annoncé que j'avais trouvé l'élément manquant: "D'accord, m'a-t-il dit un peu contrarié, je le ferai".

Stuart est le plus charmant des invités que vous pourriez désirer recevoir; j'imaginais mal le laisser sans voix dans une boîte toute la soirée. Quel gachis concernant un homme à la conversation si brillante. Pendant les trois jours précédant la fameuse soirée, j'élaborai un plan. Stuart/Proust pourrait se dissimuler au fond du musée pendant les 45 premières minutes, tandis que le cercueil serait disposé, fermé sur des chevalets dans la pièce principale du musée. La guirlande de fleurs séchées qui orne le mur des citations du MPSGHQ serait disposée sur le couvercle du cercueil pour faire croire qu'il est vide. Mes colocataires Gavin et Jane pourraient me préparer une cassette d'effets sonores, commenceant par de lourds fracas de tonnerre suivis par le son de la pluie et se terminant par un tonnerre encore plus fracassant. A ce signal, les lumières du musée s'éteindraient, Proust se glisserait dans la foule et sauterait dans la gande boîte. La lumière revenue, il se retrouverait allongé dans le cercueil couvercle ouvert, ce qui lui éviteraitla désagréable sensation d'êtr enterré vivant. Et, lorsque le tonnerre retentirait une demi-heure plus tard, Proust se redresserait, donnant aux invités l'impression de le voir réssuciter. C'était le plan.

Au début, nous nous amusames à l'idée de porter le cercueil avec Stuart àl'intérieur, mais il reconnut que seule une forte dose desédatifs lui permettrait d'endurer un tel traitement. Cette seconde possibilité semblait moins pénible, et m'évitait de partir à la recherche de volontaires pour porter le cercueil. Le dernier venu au MPSGHQ, Jason Johnston, s'accorda à réaliser le montage de la cassette audio, et Nicholas Lynch, un des plus anciens ex-occupants de la maison, et qui venait de Seattle pour apporter son aide, s'occuperait des lumières.

Bien évidemment, cette petite mise en scène ne se déroula pas du tout comme prévu, et Stuart dut attendre pendant un sacré bout de temps dans la partie fumeur du musée, en compagnie de plus de la moitié des invités. Il se présenta à tous sans exception en tant que Marc Prowst et attendit patiemment son tour. Finalement, le tonnerre se fit entendre, les lumières s'éteignirent, Stuart se glissa dans la foule et sauta dans le cercueil. Contre toute attente, quelqu'un en referma alors le couvercle. Des que la lumière fût revenue, je me précipitai pour ouvrir le couvercle et me penchai sur le corps inerte pour lui adresser des excuses.

....... .......

Des membres du MPSG s'approchèrent en gémissant et en exprimant leur tristesse à la disparition du cher Marcel. Je déposai un bouquet de fleurs sur sa dépouille, espérant qu'elles ne déclencheraient pas chez lui une allergie qui trahirait son retour à la vie par un éternuement. Le grand Maître de la Société pour la Cacophonie, Michael Michael, demanda si quelqu'un voulait prononcer un discours, et me suggéra de commencer.

Je n'avais pas prévu cela, et dus improviser. Evidemment, je ne me souviens pas de ce que j'ai pu dire, sauf de ceci: "Je regrette seulement qu Proust soit mort avant que je puisse le rencontrer. Je crois que s'il était encore vivant, je l'aurais déjà rencontré..." - je jetai un oeil aux splendides invités avec leurs costumes, leurs smokings et robes de soirée - "car j'ai l'extraordinaire bonheur de rencontrer les gens les plus intéressants au monde."

A la fin de mon discours, je m'approchai du cercueil et me penchai dessus, mes cheveux noirs faisant un écran qui cachait Stuart. "Comment vas-tu ? " lui murmurai-je ? "J'ai soif!" répondit-il. J'approchai mon verre de ses lèvres et versai une larme d'absinthe dans sa bouche en murmurant "Tiens!" Stuart souriait tandis que je versais avec soin, évitant autant que possible de tacher son élégant smoking et son maquillage blanc. En y repensant maintenant, je me réjouis qu'il ne soit pas étranglé.

Le second coup de tonnerre tomba mal, car autant Jason que Nicholas et moi étions occupés ailleurs lorsqu'il éclata. Fatigué d'être mort, Proust finit par s'asseoir de sa propre initiative. Evidemment, les amoureux de Proust saluèrent avec effusion le retour à la vie de Stuart, criant et applaudissant lorsque l'ex cadavre se mit à offrir les fleurs de sa couronne à ses adorateurs. Soeur Dana, des Soeurs de la Perpétuelle Indulgence, entonna spontannément un chant "Tu illumines ma Vie de ta Lumière", et fut rejointe par d'autres. A cet instant seulement je pus me consacrer pleinement à profiter de la soirée.

Mon ami Nelson Johnson passa une grande partie de la soirée à jouer des chansons populaires Françaises sur son accordéon. J'avais apporté un CD de Debussy et de quelques autres compositeurs appropriés, mais je n'eus pas besoin de les sortir. Dans cette assemblée joyeuse à l'extrême, le son de la conversation servait de musique.

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P Segal

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